Cher lecteur, cet article est la suite de deux précédents articles que vous pouvez retrouver ici et ici et que je vous invite bien sûr à lire ou à relire, en particulier si vous voulez vous rafraîchir la mémoire.

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Où en étais-je resté, Edmonde ? L’administration de l’assistance publique de la Seine venait de recevoir la lettre du 9 mars 1922 de Mme Vve Grincourt-Villet, une habitante de Lens se disant être ta tante. On se rappelle que cette lettre t’avait en quelque sorte permis de retrouver ta véritable identité, à tout le moins vis-à-vis de l’administration : Védastine Tournay, née le 23 février 1914 à Liévin (Pas-de-Calais), de Léon et Védastine Douchet. Je continuerai néanmoins de t’appeler Edmonde, puisque c’est sous ce prénom que tu es restée connue dans ma famille, comme je le disais précédemment.

Pour l’administration de la Seine, la lettre du 9 mars 1922 ouvre bien sûr la voie à la perspective quasi assurée de pouvoir te remettre à la charge du département du Pas-de-Calais, en vertu des règles régissant le domicile de secours, dont j’ai déjà parlé dans un précédent article. L’administration de la Seine a suffisamment d’enfants sur les bras pour voir d’un bon œil la possibilité de se délester de l’un d’entre eux. Evidemment, qui dit domicile de secours dit prise en charge par le département concerné des frais occasionnés par l’enfant. L’intérêt est avant tout d’ordre pécuniaire. C’est tout l’objet du courrier du préfet de la Seine à son homologue du Pas-de-Calais du 22 mars 1922. La réponse de ce dernier ne tarde pas, il n’y a d’ailleurs aucun suspense, et le préfet du Pas-de-Calais entérine par arrêté du 30 mars suivant que tu es bien à la charge de son département.

L’assistance publique de la Seine avait cette particularité d’avoir un réseau d’agences dans plusieurs autres départements, afin d’envoyer « au vert », en détachement pourrait-on dire, de nombreux enfants assistés à sa charge. C’est ainsi que, sans doute dans une logique de te rapprocher du Pas-de-Calais, tu es transférée à l’agence des enfants assistés de la Seine à Saint-Pol (Saint-Pol-sur-Ternoise, Pas-de-Calais). Le 1er octobre 1922, tu es placée chez Mme Macquart à Beuvry, dans l’agglomération de Béthune, à une trentaine de kms de Saint-Pol. Plus précisément, tu t’installes chez les époux Macquart, rue Jean-Jaurès, au bourg de Beuvry. Officiellement, l’épouse se prénomme Catherine Joseph, mais elle se fait appeler Alida ; lui s’appelle Louis et est ouvrier. Ils ont alors respectivement 56 et 63 ans. Tu n’es sans doute pas, Edmonde, le premier enfant assisté qu’ils accueillent puisque le recensement de 1921 nous apprend qu’ils vivent alors avec un dénommé Fernand Cochez, né à Paris en 1903 et qualifié de façon un peu abusive d’enfant adoptif. Il se peut d’ailleurs que ce soit le départ de Fernand, devenu adulte, qui libère la place que tu vas désormais occuper. A 8 ans tu n’es bien sûr pas encore en âge de travailler.

Bien que tu aies été placée dans le ressort de l’agence des enfants assistés de la Seine à Saint-Pol, tu n’as toujours pas officiellement été remise à l’administration du Pas-de-Calais en octobre 1922. Cela signifie que le département de la Seine continue d’assurer les frais de toute nature te concernant. On le comprend, Paris commence à s’impatienter. Le 12 octobre donc, un nouveau courrier est adressé par le préfet de la Seine à celui du Pas-de-Calais dont la teneur est la suivante : « ce placement [i.e. à Saint-Pol] n’offrant aucun intérêt particulier pour l’avenir de votre pupille, je vous prie de me faire connaître si vous désirez faire effectuer sa remise à vos services« . Le 7 novembre, Arras indique en réponse ne voir aucun inconvénient à ladite remise. Finalement, la date de ta remise est fixée au vendredi 24 novembre à Saint-Pol. Mais, presque à la dernière minute, quelques jours avant, Arras suggère à raison que si ton placement à Beuvry est satisfaisant, il est inutile de t’imposer un changement. Ainsi, si Arras se chargera désormais du paiement de la pension (54 francs par mois jusqu’aux 9 ans de l’enfant puis 70 francs par mois de 9 à 13 ans) et de la délivrance des vêtures, tu échappes, Edmonde, à un nouveau changement de situation et d’environnement supplémentaire, toi qui n’as hélas que trop connu l’instabilité jusqu’à présent.

Cependant, il faut croire que tu n’es pas appelée à connaître de longues périodes de stabilité. En effet, moins d’un an et demi après ton arrivée chez les Macquart, Alida tombe gravement malade et meurt, le 29 janvier 1924. Evidemment, la mort d’Alida remet en cause ton placement puisque c’est à sa charge que tu étais. Les uns et les autres se mettent en action pour remédier à cette situation. Une dénommée Louise Chalabreysse, est manifestement la première à agir, dès le 29 janvier. Sa lettre, dans un français approximatif, parvient, directement ou indirectement, à l’administration du Pas-de-Calais ; en voici les principaux termes : « Excusez-moi de ce dérangement, vous savez que je soigne ma tante Mme Macquart, elle est morte ce matin, donc je viens à vous pour s’occuper (sic) de la petite Rémonde Tournet Védastine (sic)« . Dans un tel cas, et c’est là un processus bien rôdé, l’administration adresse un questionnaire au maire de la commune où réside la personne désirant se voir confier l’enfant. Les choses vont vite et, dès le 5 février, le questionnaire est rempli par le maire de Beuvry pour ce qui concerne Louise Chalabreysse. On y apprend que Louise est elle-même une enfant assistée, âgée de 19 ans, et qu’elle est placée chez les époux Delaval. Mme Delaval née Debroise n’est autre que la sœur de la défunte Mme Macquart, ce qui explique que Louise appelait celle-ci sa tante. L’administration qui pensait que Louise pouvait te prendre en charge, Edmonde, est forcée de prendre acte que cela est tout à fait hors de question. En revanche, les époux Delaval, qui habitent également à Beuvry, remplissent toutes les conditions leur permettant de prétendre à ta prise en charge. L’administration demande donc formellement au maire si les époux y consentent. Mais, le 12 février le maire écrit à l’administration pour indiquer que la sœur de Louis Macquart, célibataire et âgée de 55 ans, est venue habiter chez lui, là où tu habites encore également, et qu’elle demande à ce que tu lui sois laissée. Une nouvelle enquête est diligentée et l’affaire est finalement conclue le 18 février 1924, la sœur de Louis Macquart étant jugée « très honorable ».

Quelques mois passent et en août de la même année, tu prends l’initiative, Edmonde, d’écrire à l’administration pour exprimer ton insatisfaction. La démarche est originale et somme toute assez osée. Ce ne sera pas la dernière fois que tu t’adresseras ainsi directement à un responsable de l’administration, notamment l’inspecteur auquel tu es rattachée.

Depuis le 28 février (sic) ayant eu le malheur de perdre ma mère nourrice qui était bien bonne pour moi, maintenant on ne s’occupe plus beaucoup. Je viens donc mon cher directeur vous demander d’avoir la bonté de me faire un changement, je ne peux pas continuer une vie comme cela. Je vous remercie infiniment.

L’administration réagit rapidement ; tu es retirée de ton placement le 3 septembre suivant et placée à Bertincourt (Pas-de-Calais) chez Emélie Watel née Dollet, une veuve alors âgée de 61 ans. Bertincourt est situé à une centaine de kms au sud de Beuvry, à proximité de la limite entre les départements du Pas-de-Calais et de la Somme. On vous trouve toutes les deux, rue de la Poste, dans le recensement du village de 1926.

Archives départementales du Pas-de-Calais, Recensement Bertincourt 1926, M4309, vue 18/20

C’est là que tu atteins l’âge de 13 ans, en 1927, âge à partir duquel tu es gagée. Tu resteras néanmoins encore deux ans supplémentaires auprès de la veuve Watel, en travaillant pour elle désormais.

Mais nous voilà déjà en 1929 et nous avons par ailleurs un certain retard à rattraper, compte-tenu du fait que nous avons abandonné Mme Vve Grincourt en 1922. Or, c’est aussi ton histoire et ta vie qui se jouent sur cette autre scène dont tu n’as ni n’auras jamais connaissance.

On l’a vu, la lettre du 9 mars 1922, dont je rappelais le contenu en début d’article, avait généré une activité certaine du côté de l’administration de l’assistance publique, tant à Paris qu’à Arras. Paris n’avait donc pas jugé urgent de répondre à Mme Vve Grincourt-Villet, même si elle avait joué sans le vouloir un rôle essentiel. Un mois après, lorsque l’administration parisienne se décide à répondre, tu as été rattachée, Edmonde, au département du Pas-de-Calais et l’occasion est trop belle de se débarrasser définitivement de Mme Grincourt. Il suffit en effet de lui indiquer qu’il convient désormais qu’elle s’adresse au préfet du Pas-de-Calais et le tour est joué. On mesure l’intérêt que Mme Grincourt te porte à l’empressement qu’elle met à réagir ; alors que la réponse de Paris est datée du 10 avril, elle écrit au préfet du Pas-de-Calais dès le 15 avril.

Sans doute est-ce le bon moment pour s’interroger sur Mme Grincourt et en particulier comprendre le lien qui vous relie.

Disons-le sans plus attendre, Mme Grincourt n’est pas ta tante. Née Victorine Zélia Villet en 1865 à Lens, elle se fait appeler Emélie et signe également de ce prénom. Emélie Villet appartient à un milieu social qui sans être celui de la fortune, est constitué de commerçants et petits entrepreneurs. On pourrait peut-être parler d’une certaine bourgeoisie commerçante. Lorsqu’elle se marie en 1885, toujours à Lens, ses parents sont dits débitants, c’est-à-dire qu’ils tiennent un établissement de type café, restaurant ou auberge. L’homme qu’Emélie épouse s’appelle Olivier Grincourt. Il a quelques années de plus qu’elle, étant né en 1859, mais est lensois comme elle. Ses parents exercent également la profession de débitants, similitude qui est peut-être à l’origine de la rencontre des époux. A 25 ans, Olivier Grincourt est semble-t-il déjà bien installé sur le plan économique car il est qualifié dans son acte de mariage de marchand boulanger. Par la suite il devient charcutier. Son frère, Paul Grincourt, est quant à lui entrepreneur de menuiserie et emploie des ouvriers. Cela donne une grossière idée de la situation sociale de la famille.

Emélie et son époux poursuivent leur vie à Lens, mais n’auront pas de descendance. Il apparaît que leur position économique se consolide au fil des années. Olivier Grincourt fait de la politique, et adhère au Parti ouvrier français (POF). En 1902 au moins, il se présente sous l’étiquette de radical-socialiste à une élection partielle destinée à remplacer un conseiller municipal décédé en cours de mandat. Il n’obtient que 864 voix sur les 2522 votants, face au candidat républicain-socialiste soutenu par la municipalité, et n’est pas élu. Je ne sais s’il a réussi à intégrer le conseil municipal de Lens par la suite. C’est en tout cas un homme en vue, membre de l’Union du Commerce de Lens, membre du Cercle colombophile (un peu plus léger et attesté par la possession de pigeons voyageurs !) et j’en passe. On ne s’étonnera pas que son commerce fasse partie des « maisons recommandées » dans le journal d’Hénin-Liétard. Parfois cependant, les rancunes et les oppositions basculent dans la violence, par exemple lorsqu’un garçon boucher de 27 ans, Camille Demay, porte des coups à Emélie, qualifiée de négociante, en 1896. Enfin, dès le début des années 1910 au moins, Olivier Grincourt est percepteur des droits de place, c’est-à-dire qu’il perçoit les sommes dont doivent s’acquitter les commerçants installés sur les marchés et les foires ou dans les halles. Une telle fonction doit là encore renforcer sa visibilité, laquelle peut, on le comprend aisément, aller de pair avec une certaine hostilité à son encontre.

Une fois ce rapide portrait des époux Grincourt brossé, il faut commencer, Edmonde, par le commencement, à savoir ta naissance. Précisément, le lieu et la date ont leur importance : Liévin, ville du Pas-de-Calais ayant la particularité de jouxter celle de Lens ; le 23 février 1914, soit quelques mois avant le déclenchement de la Première guerre mondiale, qui va profondément bouleverser la région. Avant le mois de mai 1914, tu n’as pas d’existence à l’état civil car ta naissance n’a pas été déclarée dans les délais légaux. C’est un jugement du tribunal civil de première instance de Béthune du 27 mai 1914 qui te tiendra finalement lieu d’acte de naissance et établira ta filiation telle que nous la connaissons bien désormais. Malheureusement, le jugement ne nous dira rien de plus précis quant à ton lieu de naissance dans Liévin. Les sources disponibles ne nous permettent pas non plus de connaître les modalités de ta rencontre avec les Grincourt. On peut la situer néanmoins avec quasi certitude en 1916 au plus tard. Est-ce parce que ta mère Védastine travaille d’une manière ou d’une autre pour les Grincourt ? S’agit-il d’un hasard provoqué par le chaos de la guerre ? A tout le moins on peut conclure que tu n’avais pas quitté la région de Lens depuis ta naissance.

Les époux Grincourt possédaient un immeuble dans cette rue.

Lens et Liévin sont occupées pendant presque toute la guerre par les Allemands et, victimes de dommages de guerre massifs, elles sortiront en ruines de la guerre. Parmi tant d’autres, la rue François Gauthier à Lens, précisément là où les Grincourt vivent et possèdent un immeuble, est totalement détruite pendant la guerre. Les civils des territoires occupés par les Allemands fuient ou sont évacués de force. Lens par exemple est totalement vidée de sa population le 12 avril 1917 sur ordre de l’occupant. C’est sans doute à cette période, avant l’évacuation, que tu te trouves hébergée chez les Grincourt. En effet, Mme Grincourt écrira plus tard en parlant de toi : « pendant la guerre j’ai hébergé cette enfant et sa mère pendant un an« . Passée l’évacuation, ton parcours devient flou. Sans doute restes-tu avec ou proche des époux Grincourt, puisque vous faîtes partie – ainsi que ta mère et une sœur de Mme Grincourt – du même convoi de « rapatriés » qui arrive à Evian, en zone libre, le 12 novembre 1917 au soir. Ni ta mère ni toi n’apparaissez sur la liste établie par l’Œuvre évianaise d’assistance aux rapatriés, qui recense les cas les plus désespérés à prendre en charge à l’arrivée du train. Il n’est pas impossible que cela soit dû au fait que les Grincourt vous aident sur le plan financier. Ces derniers sont identifiés sur la liste des arrivants comme étant de Lens, alors que pour ta mère et toi il est indiqué Liévin. Néanmoins, je ne crois pas que cela invalide le fait que tu aies vécu sous le même toit que les Grincourt. Quel début de vie en tout cas, alors que tu n’as que trois ans à l’arrivée à Evian !

Pendant un temps, il est possible que le chemin des Grincourt et le tien divergent. Officiellement, le point de chute des premiers est le 176 rue Lafayette à Paris – où ils arrivent en décembre 1917 ; le vôtre est Annemasse. Dans les deux cas, toutefois, il ne doit s’agir que d’adresses temporaires, avant d’être redirigés vers d’autres lieux. Et en effet, c’est à Bolbec, dans la Seine-Maritime et à peu de distance du Havre, qu’on retrouve plusieurs protagonistes de cette histoire. Je ne connais pas la date de l’arrivée des Grincourt-Villet dans cette ville, mais c’est manifestement leur destination finale, dans l’attente bien sûr de pouvoir retourner à Lens. Cependant, Olivier Grincourt ne retournera jamais dans sa ville natale car il meurt à Bolbec le 29 août 1920, en son « domicile » au 16 de la rue Pasteur. J’ai interrogé la ville de Bolbec pour savoir s’ils détenaient des informations supplémentaires sur les Grincourt. Il m’a été précisé qu’Olivier recevait 160 francs d’aide et que « son épouse, Zélia Villet [était] repartie à Lens le 7 février 1920, soit avant le décès de son époux« . En réalité, je pense que sous le nom de Zélia Villet ce n’est pas l’épouse mais la belle-sœur d’Olivier. En effet, Mme Grincourt s’est toujours fait appeler Emélie, et c’est ainsi qu’elle apparaît sur tous les documents administratifs la concernant (hors état civil). A première vue, Edmonde, ni ta mère ni toi n’étiez à Bolbec et n’y avez laissé de trace. C’est là que pour la seconde fois, il faut s’appuyer sur les lettres de Mme Grincourt puisque celle-ci écrit en parlant de toi : « évacuée à Bolbec, j’ai hospitalisé cette petite pendant 7 mois« . Sans savoir précisément ce que peut recouvrir la notion d' »hospitalisation » par Mme Grincourt, j’imagine tout simplement que tu étais malade et que Mme Grincourt a pris soin de toi jusqu’à ta guérison. Vous étiez de nouveau réunies.

Après cet éclairage sur le passé, nécessaire pour mieux appréhender la situation présente, il nous faut revenir au courrier que Mme Grincourt adresse au préfet du Pas-de-Calais le 15 avril 1922. Dans celui-ci, Mme Grincourt indique clairement ses intentions. Elle parle d’abord d’obtenir ‘l’autorisation de prendre chez [elle] une enfant assistée« , puis plus loin dans le courrier elle va jusqu’à écrire qu’elle serait « heureuse d’avoir cette petite [qu’elle se proposerait] d’adopter« . Je ne crois pas que ce soit une parole en l’air. Mme Grincourt souligne elle-même qu’elle est veuve et âgée de 57 ans ; on sait par ailleurs qu’elle n’a pas d’enfant et donc pas d’héritier direct, et il est tout à fait compréhensible qu’elle se soit sincèrement attachée à toi, petite fille avec laquelle elle a passé presque 2 ans au moins. Manifestement, un lien avait été maintenu par la suite, alors même que tu ne vivais plus avec Mme Grincourt. Comment expliquer autrement qu’en janvier 1922 Mme Grincourt ait pu savoir que tu avais été abandonnée et admise aux enfants assistés de la Seine ? Ce qui renforce ma conviction que Mme Grincourt veut alors t’adopter, est qu’elle récuse à ta mère précisément son statut de mère. Ainsi, elle n’hésite pas à écrire au préfet que ta mère a « une mauvaise conduite » et qu’elle peut « donner des preuves certaines de l’inconduite de [ta] mère« . Ce sont là de graves accusations, que je ne pense pas totalement infondées, Mme Grincourt connaissant aussi de fait relativement bien ta mère. D’ailleurs, sûre d’elle, Mme Grincourt demande au préfet « de bien vouloir provoquer une enquête » dont elle n’a guère de doute sur l’issue favorable pour elle. Au fond, il y a peut-être une certaine forme d’égoïsme chez Mme Grincourt, mais dans ta situation, abandonnée et appelée à être ballotée dans des familles d’accueil, je pense que la réussite du projet de Mme Grincourt pourrait t’être bénéfique, l’occasion unique de retrouver un foyer connu, chaleureux et aimant, une famille oserais-je dire. L’abandon, bien que traumatisant, n’eut pu être qu’une parenthèse de quelques mois qui sans en atténuer la violence, pourrait être de nature à cicatriser plus facilement.

Je n’ai jamais vu la réponse de la préfecture. J’en connais toutefois la teneur puisqu’en marge du courrier de Mme Grincourt il était écrit : « répondre que les enfants ne sont pas confiés dans le voisinage de leur lieu d’origine« .

C’est une fin de non-recevoir, mais Mme Grincourt n’a pas l’habitude de se voir refuser quelque chose, surtout qu’elle est persuadée d’être dans son droit et d’être en mesure de t’offrir le meilleur. Elle n’abandonne pas le combat si facilement et active ses réseaux. Alors que Paris devait être persuadé de ne plus entendre parler d’elle, voilà que le directeur de l’assistance publique de la Seine reçoit un courrier daté du 17 septembre 1922 de Raoul Evrard, député SFIO du Pas-de-Calais depuis 1919 (il le sera jusqu’en 1936). Raoul Evrard se fait le relais de la volonté réaffirmée d’adoption de Mme Grincourt et demande qu’on indique à cette dernière les formalités à remplir pour y parvenir. Evidemment il s’agit toujours de ton adoption, Edmonde. Le député appuie la demande en donnant des gages de la respectabilité de Mme Grincourt, la qualifiant successivement de « très honorable » puis de « propriétaire très aisée« . Le député ne sait pas que sa requête est de toute façon vouée à l’échec puisque Paris aura beau jeu, dix jours plus tard, de se contenter d’indiquer une nouvelle fois qu’il faut s’adresser au préfet du Pas-de-Calais. On se heurte là à tout ce que la machinerie administrative peut avoir d’inhumain et de froideur, tout en accompagnant bien sûr cette froideur des regrets du préfet « de ne pouvoir intervenir personnellement dans cette affaire« .

C’est déjà le second refus essuyé par Mme Grincourt mais il lui reste encore une carte à jouer. En effet, en novembre, Mme Grincourt écrit au Ministre de l’Intérieur en personne, toujours dans le même objectif d’obtenir que tu lui sois confiée. Elle précise alors clairement : « Je m’engage à donner subsistance, local, habillement et gages à cette enfant et à la reconnaître lorsqu’il sera en mon pouvoir, en vous fournissant tous les documents nécessaires pour obtenir la déchéance maternelle. » Malgré la sollicitation du Ministre, il semble que ce dernier se contente de transmettre le courrier au préfet du Pas-de-Calais. On dit que tous les chemins mènent à Rome, mais il semble bien que pour Mme Grincourt tous les chemins mènent invariablement à la préfecture du Pas-de-Calais et donc en définitive à quelque inspecteur de l’assistance publique prenant à cœur sa mission de défense de l’orphelin.

Le plus regrettable est que l’administration n’ait même pas convoqué Mme Grincourt ou organisé une rencontre entre elle et toi, Edmonde. La situation, somme toute relativement exceptionnelle, pouvait justifier un traitement particulier. Au contraire, l’administration se réfugie derrière la petitesse d’une règle, qui si elle se justifie peut-être à certains égards, demande aussi d’être appliquée avec discernement. C’est tout le problème d’une institution qui est persuadée de sa toute-puissance et de sa capacité à déterminer ce qui est le mieux pour un enfant. Certes, l’administration réagit rapidement quand tu te plains de tes conditions de vie dans le foyer Macquart, mais elle ne daigne même pas t’informer des démarches entreprises par Mme Grincourt.

Presque un an s’est écoulé depuis la première demande de Mme Grincourt de pouvoir te voir alors que tu venais d’être abandonnée par ta mère à Paris. Ayant frappé à toutes les portes sans succès, Mme Grincourt abandonne la partie. Elle n’obtiendra pas ta garde, encore moins la possibilité de t’adopter. L’occasion est manquée.

A suivre…