Nous nous sommes quittés en cette fin de journée du 14 juillet 1921, alors que tu t’apprêtais à passer une première nuit dans ton nouveau foyer, celui de la famille Duport.

Je suis prêt à reprendre le fil de ta vie, Edmonde, mais bien des nuits ont passé depuis le 14 juillet. Les saisons se sont succédé et l’automne touche désormais à sa fin. Tu avais certainement fini par t’habituer bon gré mal gré à ton nouveau foyer, tout en revoyant de temps à autre ta mère. Dans les derniers mois de l’année 1921, cette dernière, Lucienne, est moins assidue pour le paiement mensuel des 150 francs qu’elle doit à Mme Duport. Elle ne paie sans doute qu’une partie des 150 francs dus pour le mois d’octobre, en demandant un peu de délai pour le reste. Mais les semaines passent et Lucienne ne vient plus. Mme Duport, dont nous connaissons les liens avec l’établissement du 3 rue Edmond Valentin où travaille Lucienne, finit par apprendre que ta mère a quitté sa place auprès du docteur Virenque le 9 décembre. Hélas, nul ne sait pour quelle destination elle est partie ni ne connaît sa nouvelle adresse. Mme Duport patiente encore quelques jours, dans l’espoir que ta mère se manifeste, mais en vain. Naturellement, Mme Duport ne peut te conserver à sa charge exclusive, d’autant que Lucienne lui doit déjà 225 francs.

Le 19 décembre 1921, 5 mois et quelques jours après ton arrivée au 37 rue Berger, te voilà donc une nouvelle fois jetée sur une route inconnue. Mme Duport se rend avec toi au commissariat de police du quartier du Gros-Caillou pour expliquer la situation et signifier sa décision de ne plus te conserver. J’espère que si tu te tenais alors à côté d’elle, Mme Duport aura fait preuve d’une élémentaire bienveillance en ayant pour toi des paroles réconfortantes. La situation est d’une grande brutalité pour toi, Edmonde, et il serait assez naturel que du haut de tes 7 ans tu éclates en sanglots. Le commissaire de police ne pouvant imposer à Mme Duport de te garder à sa charge, il prend acte de sa décision. Mme Duport t’embrasse pour la dernière fois, vous ne vous reverrez plus désormais. Que faire de toi ? On ne peut pas garder au commissariat une enfant de 7 ans ainsi abandonnée de tous. Dans ce type de cas le commissaire de police n’a pas d’autre choix que de t’envoyer au dépôt de l’Hospice des enfants assistés de la Seine.

Vue de la rue Amélie dans le 7e arrondissement parisien, avec sur la droite au pied de l’immeuble au n°6 le commissariat du quartier du Gros-Caillou. L’immeuble existe toujours mais une micro-crèche a remplacé le commissariat de nos jours !

Te voilà donc désormais officiellement admise à l’Hospice des enfants assistés de la Seine comme enfant moralement abandonné, sous le numéro 6129. L’administration dispose d’une batterie de formulaires en tout genre selon les situations et en l’occurrence une fiche de renseignement est systématiquement remplie lors de l’admission d’un enfant. La première impression qui se dégage de cette fiche est que celui qui l’a remplie avait manifestement très peu d’informations à sa disposition, informations qui doivent correspondre à peu près à ce que Mme Duport a pu transmettre te concernant. Un grand nombre de rubriques sont vides et ponctuées d’un point d’interrogation. A tout le moins, ton identité peut être précisée avec certitude : tu t’appelles Edmonde Tournay, de sexe féminin, tu es née à Lens le 30 juin 1914 et tu es la fille de Lucienne Tournay, 33 ans, femme de chambre chez le docteur Virenque au 3 rue Edmond Valentin jusqu’au 9 décembre 1921. Deux autres adresses concernant ta mère sont renseignées, l’une à Meudon, l’autre à Asnières, mais il s’agit sans aucun doute d’adresses où l’on a déjà cherché sans succès à retrouver sa trace.

Un mois plus tard, le 14 janvier 1922, le Préfet de police de Paris écrit au Directeur de l’Hospice des enfants assistés pour lui indiquer qu’au terme de l’enquête menée par ses services, il a l’honneur d’informer le Directeur que « la mère de cette fillette, la nommée Tournay Lucienne, a été infructueusement recherchée dans le ressort de [sa] Préfecture ». Ta mère n’étant pas réapparue dans l’intervalle, cette enquête met un point final aux recherches et ouvre la porte à ton admission pleine et effective comme enfant assisté de la Seine. Selon le langage de l’administration, tu es donc « immatriculée » sous le numéro 226355, le 20 janvier 1922. L’administration précise à cette occasion que tu es fille « de père non dénommé », ce qui est assez logique puisque tu portes le nom de ta mère.

L’administration croit en avoir terminé. Tu suivras dorénavant le parcours classique d’un enfant assisté de la Seine. Toi-même, espères-tu encore quelque chose ? Le retour de ta mère qui se manifesterait d’une manière ou d’une autre pour te reprendre après s’être enfin rendue auprès de Mme Duport pour lui payer son dû et avoir appris ces nouvelles vicissitudes ?

Un retournement de situation va bien se produire, Edmonde. Mais bien que tout tourne autour de toi, je ne suis pas certain que tu sois tenue informée de ce qui va se dérouler. Pour le moment, il ne s’agit que d’une simple lettre, presque anodine, qui parvient au directeur des enfants assistés de la Seine en cette fin janvier 1922, tout juste une semaine après ton immatriculation.

Monsieur,

J’ai appris que vous aviez parmi vos enfants une petite fille Edmonde Tournay. Si cela est possible je voudrai savoir si on peut la voir et quel est le jour. Cela me ferait plaisir de la revoir cette pauvre petite, vous ne pouvez vous figurer la peine que cela m’a causé en apprenant qu’elle était aux enfants assistés. J’espère qu’elle est en bonne santé et qu’elle a pris cela du bon côté, elle qui est si gentille et sachant se faire aimer. Je joins à ma lettre un timbre pour la réponse. Dites à Edmonde que sa tante Olivier va venir la voir. Dans l’attente de vous lire, recevez Monsieur mes sincères salutations.

Madame Vve Grincourt Villet, rue François Gauthier, P. de C., Lens

Recto du courrier du 26 janvier 1922, source : Archives de Paris

Quelle surprise, Edmonde ! Voilà qu’une femme prétendant être ta tante s’inquiète pour toi et voudrait te voir. Tu n’es donc pas totalement abandonnée en ce bas monde. Je crains malheureusement que tu ne sois nullement informée de sa démarche mais je peux te dire que cette lettre ne laisse pas l’administration indifférente. En effet, immédiatement après l’avoir reçue, dès le 28 janvier 1922, le directeur de l’administration générale de l’assistance publique écrit au maire de Lens (Pas-de-Calais) pour lui demander de rechercher ton acte de naissance sur les registres de l’état civil de sa commune et de lui retourner un bulletin de naissance. C’est tout naturel, Edmonde, puisque tu es née le 30 juin 1914 à Lens. Néanmoins, je me demande ce qui motive une telle démarche. Est-ce pour faire une vérification ? Est-ce pour déterminer ton lien avec Mme Vve Grincourt Villet ? Dès lors qu’il s’agit de ta tante, l’administration espère peut-être trouver de nouvelles informations sur ta parenté.

Les espoirs de l’administration sont cependant vite déçus, puisque le maire de Lens indique dans sa réponse qu’il n’existe plus aucune archive pour l’année 1914. La guerre et ses destructions sont passées par là ! Il ne resterait qu’une alternative pour établir l’acte de naissance détruit : le remplacer par un acte de notoriété délivré par le juge de paix sous l’attestation de trois témoins. Mais cette solution de remplacement n’intéresse pas l’administration des enfants assistés puisqu’il serait d’une part difficile de trouver les trois témoins nécessaires, d’autre part un acte de notoriété sur cette base n’aurait que peu de chance d’apprendre à l’administration des éléments supplémentaires par rapport à ce qu’elle sait déjà.

L’administration n’a pas dit son dernier mot, elle ruse. Ainsi, le 23 février, adresse-t-on une lettre à Mme Veuve Grincourt Villet. On s’était bien gardé de répondre à son courrier de fin janvier, le temps de mener les investigations nécessaires, n’ayant que faire de hâter cette rencontre entre elle et toi, mais maintenant qu’elle est vue comme une possible source de renseignements, la situation est toute autre. L’administration demande donc à Mme Veuve Grincourt Villet si elle peut fournir un bulletin de ta naissance, ainsi que la date et le lieu de ta naissance et les noms et prénoms de tes parents, arguant que le recueil de ces éléments est un préalable à l’examen de son souhait de te rencontrer. Ayant pour habitude de conserver un double des courriers qu’elle adressait, l’administration a cru bon de préciser en marge de ce double, à usage interne : « la question est posée, non comme contrôle, mais pour obtenir peut-être un renseignement que nous ignorons nous-mêmes et que nous n’aurions sans doute jamais autrement.  »

Quoiqu’il ressorte du courrier adressé à Mme Vve Grincourt Villet, les dés sont maintenant jetés. Il n’y a plus qu’à attendre.

Les jours passent, et alors qu’on n’escomptait plus obtenir une réponse, voilà qu’aux alentours du 10 mars, l’administration reçoit un nouveau courrier de Mme Vve Grincourt Villet.

Monsieur,

Veuillez m’excuser du retard que j’ai apporté à vous répondre à votre lettre du 25 dernier me demandant l’acte de naissance de la petite Edmonde mais qui n’est connu à l’Etat civil que sous le nom de Védastine. Ce jour-là je me mettai justement en route pour la Belgique pour aller y rechercher le corps de ma mère, c’est ce qui est la cause de ce retard. Aujourd’hui je suis allée à Béthune au Greffe du Tribunal pour avoir son acte de naissance dont je m’empresse de vous envoyer. J’espère que la petite est en bonne santé et qu’elle ne se fait pas trop de chagrin. Maintenant si vous m’autorisez à la voir ce serait pour moi un grand bonheur de la revoir. Agréez Monsieur le Directeur mes civilités empressées. 

Madame Vve Grincourt Villet, rue François Gauthier, Lens

Extrait du courrier du 9 mars 1922, source : Archives de Paris

Pour une surprise, ce fut une surprise, Edmonde ! Et c’est ainsi que quelques jours plus tard, le 16 mars 1922, sur la base de ton acte de naissance transmis par Mme Vve Grincourt Villet, on rectifia ton inscription aux enfants assistés de la Seine. Tu n’étais plus Edmonde Tournay, fille de Lucienne Tournay, née le 30 juin 1914 à Lens, tu devenais Védastine Tournay, fille de Léon et de Védastine Douchet, née le 23 février 1914 à Liévin. Une question reste néanmoins sans réponse : avais-tu alors connaissance, toi, Edmonde, de ton identité réelle et surtout de ta filiation ? Je n’aurai jamais la réponse à cette question. Je ne saurai jamais si tu avais grandi jusque là dans le mystère de tes origines pour ne pas dire la falsification.

Nous retrouverons-nous ? C’est probable. Il se peut même que je continue à t’appeler Edmonde, d’autant que personnellement c’est toujours ainsi que j’ai entendu parler de toi et que ce prénom m’a joué bien des tours pour te retrouver.