Le troisième épisode ci-après fait directement suite aux deux précédents que vous pouvez retrouver, dans l’ordre, ici et . Bonne lecture !

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A la fin de l’épisode précédent qui s’achevait sur les retrouvailles de Félicie et Joseph, nous nous étions quittés sur une note positive et la perspective d’un avenir harmonieux entre les époux.

La réalité est cependant moins rose et le mariage bat de l’aile. Pour des raisons qui sont probablement différentes, Félicie voit se renouveler une situation déjà vécue quelques 20 ans plus tôt avec son premier mari Ernest. Aucun document d’archive ne nous permet cependant d’entrer dans l’intimité du couple et de connaître précisément les raisons de leur éloignement progressif. Et il n’y a plus à l’évidence de témoins d’époque qui puissent nous en apprendre davantage. Je n’ai pas non plus trouvé le moindre élément permettant d’accréditer l’hypothèse d’une liaison extra-conjugale de l’un des époux, ou à tout le moins le commencement d’un sentiment amoureux de l’un d’eux pour un tiers, que cela concerne Félicie ou Joseph. Par ailleurs, étant donné que l’entente des époux semblait totale à la veille de la première guerre mondiale, si j’en juge par les testaments qu’ils s’étaient alors faits l’un à l’autre, l’hypothèse que Joseph soit revenu « changé » de quatre ans de guerre ne me paraît pas à négliger. Vous m’opposerez avec justesse qu’une telle expérience modifie inévitablement plus ou moins fortement les hommes qui la traversent et que ce ne fut donc pas spécifique à Joseph. C’est vrai, mais si beaucoup d’épouses ont su (ou dû) composer bon gré mal gré avec ces changements, Félicie qui paraît avoir été d’un naturel assez indépendant, pourrait plus facilement que d’autres avoir pris l’initiative d’une séparation. D’un autre côté, ce n’est pas pareil de se séparer quand on a à peine 30 ans et quand on a désormais près de 50 ans …

Compte-tenu du fait que Félicie et Joseph sont mariés devant Dieu, tout divorce est par nature impossible. En revanche ils peuvent procéder à une séparation de corps et de biens. C’est ainsi qu’à Montréal, le 22 novembre 1923, Félicie et Joseph s’entendent, devant Me J. Octave Mousseau, avocat agissant en sa qualité de procureur légal, sur les clauses d’un traité amiable, actant d’une part leur séparation de corps et de biens, d’autre part le partage de l’actif composant la communauté de biens ayant jusqu’ici existé entre eux.

Arrêtons-nous justement un instant sur la composition de l’actif de communauté, tel qu’il est décrit dans le traité amiable. Premièrement, les époux disposent d’argent liquide en banque nationale, déposé par la Banque Nationale à sa succursale de la rue Auber à Paris, pour un montant de 28 000 francs. D’où provient cet argent liquide, dont le montant n’est pas négligeable ? Le deuxième élément composant l’actif est la maison de Breteuil qu’Eugène Fremaux a vendue à sa fille et qui est donc tombée dans la communauté des époux. Pour les besoins du traité, elle est évaluée à 1500 francs. Enfin, il ne reste plus qu’à lister la très modeste somme de 250$ déposée à la Banque d’Hochelaga, succursale de la rue Laurier ouest à Outremont, municipalité voisine de celle de Montréal. Que peut-on conclure de cet inventaire ? Globalement, en dehors des 28 000 francs relativement inexpliqués et situés dans une banque en France, il est clair que le patrimoine commun des époux est relativement faible. En particulier, ils ne sont propriétaires ni d’une maison ni d’un appartement à Montréal ou dans les environs de la ville.

Félicie et Joseph partagent à parts égales l’ensemble de l’actif de communauté, la moitié du prix de la maison étant déduite de la part de Félicie qui en conservera seule la propriété. Il ne reste donc plus à Joseph qu’à faire à sa désormais presque ex-épouse un chèque de 13 250 francs d’une part, un chèque de 125$ d’autre part. A la suite de quoi, Mme Bouchot « quittance et libère M. Bouchot de ses obligations au regard de la communauté de bien ayant jusqu’ici existée entre eux ». Le rideau est tiré.

Néanmoins, pour une raison que j’ignore, c’est seulement le 15 avril 1926 que ce traité sous seing privé sera déposé auprès d’un notaire montréalais, Me Adrien Lafontaine, par Me J. Octave Mousseau, qui avait assisté à sa signature. Cette opération permettra notamment de délivrer des copies authentiques de l’acte, un besoin qui ne s’était sans doute pas fait sentir auparavant.

Que se passe-t-il ensuite pour Félicie et Joseph ?

Je suppose qu’au plus tard à compter du moment de leur séparation de corps et de biens, ils ne vivent plus ensemble, chacun continuant sa vie de son côté à Montréal.

Pourtant, alors que Joseph n’avait pas traversé l’Atlantique depuis la fin de la Première guerre mondiale, le voilà qui débarque au port de Liverpool le 4 décembre 1924. La destination finale de Joseph n’est pas Liverpool, il n’est qu’en transit pour Paris et la France. Mais ce n’est pas un nouvel aller/retour que Joseph fait là, car son aventure canadienne est terminée et il se réinstalle définitivement en France. Assez étonnamment, Joseph va s’installer à Breteuil (Oise), au moins à partir de septembre 1925, à quelques pas de la maison appartenant à Félicie et dans laquelle vit encore Eugène. Sans doute se croisent-ils pour la première fois. Font-ils connaissance ? Lors du recensement de 1926 de Breteuil, on trouve bien Joseph, toujours rue de Beauvais. Il y habite chez Marcelle Maader et le fils de cette dernière, comme pensionnaire, et exerce alors la profession de mécanicien aux établissements Martin.

Mais pourquoi être venu vivre à Breteuil alors qu’il n’a pas d’attache dans cette région et qu’il est désormais séparé de Félicie ? Je fais l’hypothèse que les époux, bien que séparés, sont restés en bons termes et que Félicie a recommandé à Joseph de se rendre à Breteuil où il pourra plus facilement se réinsérer, alors qu’à l’inverse il n’a peut-être plus aucun lien avec sa région d’origine, 20 ans après l’avoir quittée.

Par la suite, entre 1926 et 1931, Joseph quitte Breteuil et s’installe à une vingtaine de kilomètres plus au sud, au hameau de Coizeaux, commune d’Essuiles. Il est toujours pensionnaire et travaille comme carrier aux carrières de Coizeaux.

Moins d’un an après le départ de Joseph de Montréal, c’est ensuite au tour de Félicie de quitter le Canada. Je suis surpris de constater que Joseph et Félicie n’ont jamais songé à quitter Montréal, et même le Canada de manière plus générale, tant qu’ils étaient ensemble, pendant près de 20 ans, alors que peu de temps après leur séparation il semble que toute vie sur ces terres soit devenue impossible. Il est dit que le Canada ne saurait être que le pays de leur amour. Cependant, à la différence de Joseph, Félicie ne quitte pas le Canada pour rentrer en France. En effet, en octobre 1925 elle s’enregistre pour passer la frontière canado-américaine à Saint-Albans. A cette occasion obtient-on pour la première fois quelques détails physiques sur Félicie, ce qui nous permet d’essayer de l’imaginer, encore que ces détails soient largement insuffisants pour nous la représenter réellement. En effet, nous saurons seulement qu’elle mesure alors 1m65, et qu’elle a les cheveux et les yeux bruns. Inutile de vous préciser que je ne dispose d’aucune photographie de Félicie, de même que je ne connais hélas pas non plus le visage de ses frères et sœur. Par ailleurs, lors de son enregistrement pour le passage de la frontière, Félicie indique qu’elle se rend à Washington DC. Le voyage est payé par son employeur, le diplomate italien Luciano Mascia, premier secrétaire à l’ambassade du Royaume d’Italie aux Etats-Unis, auprès de qui elle est domestique. Mais comment Luciano Mascia peut-il être déjà l’employeur de Félicie alors qu’elle vivait au Canada pendant que Mascia était semble-t-il à Washington DC depuis 1924 ? A-t-elle répondu à une annonce ? Je m’étonne dans tous les cas que Luciano Mascia n’ait pas ses propres domestiques, venus avec lui d’Italie, ou qu’à défaut il ne les recrute pas directement là où il exerce sans devoir faire appel à quelqu’un habitant le Canada. Je doute par ailleurs que Félicie ait jamais parlé l’italien, en tout cas avant d’être au service de Mascia. Vous l’aurez compris, cette petite mention sur un document d’archive a déclenché en moi une tempête de questions, sans réponse comme souvent. Enfin, il est intéressant de noter que lors de son enregistrement pour passer la frontière, Félicie déclare que son mari, dont elle est pourtant séparée, habite en France à Breteuil. Cela peut s’expliquer par le fait que selon les lois religieuses elle est toujours l’épouse de Joseph et en tout cas cela confirme l’hypothèse susmentionnée concernant les raisons de l’installation de Joseph à Breteuil. Félicie en est parfaitement informée si elle n’en est pas elle-même à l’initiative.

Monsieur et Madame Luciano Mascia en janvier 1925
https://it.wikipedia.org/wiki/Luciano_Mascia

Hélas, à partir d’octobre 1925, Félicie est de nouveau totalement insaisissable. Tout juste peut-on supposer, si elle est demeurée au service de Luciano Mascia, qu’elle réside à Washington DC jusqu’en 1929, lorsque Mascia quitte ses fonctions pour rentrer en Italie. Alors que je suis persuadé qu’elle reste aux Etats-Unis pendant toutes ces années, bien au-delà de 1929, je ne trouve aucune trace d’elle dans les archives disponibles en ligne. En particulier, j’ai eu beau chercher avec toutes les variantes possibles et imaginables de l’orthographe de ses nom et prénom, je ne la trouve pas sur le recensement de 1930 des Etats-Unis.

A suivre… dernier épisode très bientôt.