Nous sommes début 1681 au bourg de Breteuil, dans l’Oise.

Charlotte Desvoyer est veuve depuis le 25 mai précédent de François Magnot, qu’elle avait épousé en 1665. Entre les deux dates, Charlotte et François ont eu sept enfants. Parmi ceux-ci, trois sont décédés en bas âge, et elle continue donc d’élever les quatre enfants qui sont encore en vie et qui atteindront d’ailleurs l’âge adulte : Anne, Marguerite, Jean et Marie.

Quatre enfants représentent assurément une lourde charge pour une femme seule. Mais Charlotte, âgée d’environ 35 ans, est encore jeune, et peut espérer se remarier.

Source : Archives départementales de l’Oise – 2 Fi 1/20/3

A compter du début de 1681, Charlotte se rapproche de Jean Dutemple, comme elle, habitant de Breteuil. Jean est plus jeune qu’elle puisqu’âgé d’environ 28 ans, il est peigneur de laine et célibataire. Comme on l’exprimerait aujourd’hui, Charlotte et Jean se fréquentent désormais. Bien qu’à un certain stade, ils se promettent l’un à l’autre de se marier, aucun mariage n’est finalement conclu. Les mois passent. Pourtant à première vue rien ne semble s’opposer au mariage, d’autant que les parents respectifs des époux y sont favorables.

Une explication réside peut-être dans le fait qu’il existe en pratique deux empêchements ne permettant pas la célébration du mariage.

Les généalogistes connaissent bien l’empêchement de consanguinité entre deux futurs époux, en cas d’existence d’une parenté directe entre eux. Cet empêchement faisait en général l’objet d’une dispense ouvrant la voie à la célébration du mariage. Cependant, Charlotte et Jean ne sont pas apparentés et il n’y a entre eux qu’un empêchement d’affinité, peut-être moins courant. Dans le cas présent, l’affinité vient du fait que Jean Dutemple a un lien de parenté direct avec François Magnot, premier époux de Charlotte. C’est d’autant plus étonnant dès lors que l’on sait que le lien de parenté se situe au 3e degré selon le droit canonique : Marie Dutemple, grand-mère de François Magnot, est la soeur de Charles Dutemple, grand-père de Jean Dutemple. Il est donc surprenant de constater qu’un tel lien, indirect et relativement éloigné, soit néanmoins de nature à bloquer le mariage.

Les difficultés ne s’arrêtent pas là, car comme je l’annonçais précédemment, il n’y a pas un, mais deux empêchements entre Charlotte et Jean. Le second est un empêchement de compaternité. De quoi s’agit-il ? La compaternité recouvre notamment l’alliance spirituelle qui se crée entre le parrain et la marraine d’un enfant, mais aussi entre parrain/marraine et les parents de l’enfant. Ainsi, un homme ne peut épouser la mère d’un enfant dont il a été le parrain. Or c’est précisément ce qui se produit pour Jean et Charlotte car Jean a été le parrain de Marie Magnot, baptisée à Breteuil le 9 septembre 1674 et fille de François Magnot et Charlotte Desvoyer. Le fait que la petite Marie soit morte quelques jours après sa naissance, plusieurs années avant les projets de mariage de Jean et Charlotte, ne change absolument rien à la compaternité qui continue de produire ses effets.

Charlotte et Jean avaient-ils parfaitement connaissance de l’existence de ces deux empêchements lorsqu’ils ont commencé à se fréquenter ? J’imagine que dans la société de l’époque, les interdits religieux étaient bien connus. Il est à peu près sûr qu’ils connaissaient donc la conséquence de leur lien de compaternité sur un éventuel projet de mariage. Pour ce qui est de l’affinité au 3e degré, je suis un peu plus dubitatif car je doute que tout un chacun ait parfaitement connaissance de son arbre familial sur plusieurs générations.

Cependant, ce qui m’étonne, c’est qu’ayant connaissance d’une manière ou d’une autre des empêchements et donc de la nécessité de demander une dispense pour pouvoir se marier, Charlotte et Jean n’entreprennent apparemment aucune démarche. Qu’attendent-ils ? Qu’espèrent-ils ? Cela restera mystérieux. A moins qu’ils ne prennent tout simplement leur temps pour apprendre à se connaître, à rebours de ce que l’on peut imaginer des pratiques de l’époque.

A un moment, peut-être vers septembre 1681, il apparait que la situation commence à poser problème. Dans le bourg de Breteuil la situation, en se prolongeant anormalement, a fini par faire jaser : on commence « à se formaliser de leurs hantises » (hantises signifiant fréquentations dans la langue de l’époque), « le monde commence à murmurer », voire même « les voisins se scandalisent ».

Dès lors, je ne sais si Charlotte et Jean se décident enfin à solliciter la dispense nécessaire au mariage ou si ce sont les autorités religieuses qui, ayant vent de la situation, les convoquent dans le même but. Ce qui me laisse à penser que la seconde hypothèse est peut-être à privilégier provient du fait que le dossier ne contient pas de supplique des futurs époux, comme cela devrait être le cas.

Quoi qu’il en soit, une procédure de dispense est initiée vers la mi-octobre 1681. Le curé de Breteuil est sollicité et fournit des précisions quant à la nature des empêchements, en accompagnant ces éléments d’un tableau de cousinage qui fait le bonheur du généalogiste que je suis, étant entendu que je suis un descendant de François Magnot et Charlotte Desvoyer d’une part, que Jean Dutemple est le fils d’un autre de mes ancêtres d’autre part. Puis, entre le 21 et le 23 octobre, Charlotte Desvoyer, Jean Dutemple et deux habitants de Breteuil sont entendus par Claude Duval, official de Beauvais, c’est-à-dire le juge ecclésiastique.

Tableau de cousinage
Source : Archives départementales de l’Oise – G3422

Jean et Charlotte reconnaissent volontiers qu’ils se sont fait promesses de mariage et qu’ils se fréquentent depuis 9 ou 10 mois. Il est amusant de constater que Jean et Charlotte n’utilisent pas le même terme pour décrire cette fréquentation : Jean dit « qu’il hante familièrement chez ladite Desvoyer », quand Charlotte explique que « ledit Dutemple la hante fréquemment en vue du mariage ». En réponse au scandale que cela crée dans le voisinage, Jean précise qu’ils n’ont « commis aucun crime » et ils sont unanimes à déclarer qu’il ne s’est passé entre eux « que bien et honneur ». Entre les lignes, on comprend clairement que le crime réside dans le rapport charnel entre deux individus non mariés, ce que la population pense qu’il est advenu entre eux deux. Il revient ensuite aux futurs époux de donner des raisons à l’autorité religieuse d’accorder la dispense. L’un comme l’autre insistent sur la situation de Charlotte. En effet ils considèrent tous deux que le scandale provoqué par leur situation porterait préjudice à Charlotte : « ladite Desvoyer aurait peine à rencontrer un autre parti et demeurerait diffamée si elle n’épousait pas [Jean] » ou encore « elle ne peut honnêtement se départir des promesses, à cause qu’elle pourrait être diffamée ». Cela n’est peut-être pas sans lien avec le fait que Charlotte est veuve avec 4 enfants à charge, mais traduit inévitablement aussi une certaine inégalité entre l’homme et la femme. Enfin l’interrogatoire s’intéresse à la fortune des requérants. Jean possède 200 livres à prendre sur une maison, Charlotte 500 à 600 livres en terres et ils ne « peuvent vivre que du seul travail de leurs mains et de leur industrie ». Ainsi, bien que Charlotte soit la fille de l’ancien maître de la Poste aux chevaux de Breteuil, sa fortune est réduite, la charge de maître de la Poste aux chevaux ayant été transmise à son frère.

Les deux habitants de Breteuil qui sont également entendus, Pierre Guilluy, garçon bourgeois âgé de 23 ans et Noël Crignon, peigneur de laine âgé de 30 ans, déclarent bien connaître Charlotte et Jean et répètent peu ou prou les mêmes éléments. A tout le moins, peut-on mentionner qu’ils indiquent « qu’on souhaite qu’ils s’épousent », ce faisant sans doute le relais des habitants du bourg, ou encore plus explicitement « souhaitant [les voisins] qu’ils s’épousent pour ne point augmenter le scandale ». Ils insistent enfin sur la pauvreté des futurs époux, peut-être pour accélérer la procédure de dispense et éviter que la demande soit transmise au Saint-Père. En effet, lorsque la pauvreté est avérée, la dispense peut être accordée par l’évêque, une démarche moins coûteuse.

Que se passe-t-il ensuite ?

Alors que j’imaginais une dispense rapidement accordée au niveau de l’évêché de Beauvais, je découvre avec surprise que c’est une bulle papale qui a accordé la dispense à Charlotte et Jean. J’ai beau réfléchir, certains éléments m’échappent manifestement pour comprendre pourquoi une bulle papale fut nécessaire. Même l’official de Beauvais reprenait à son compte l’argument de la pauvreté des impétrants. Est-ce alors que ces derniers auraient parallèlement sollicité directement le Saint-Siège, comme il semble que cela pouvait se faire ? C’est improbable. Décidément, les archives ne nous délivrent pas tous leurs secrets et il faut accepter de comprendre certaines choses à moitié seulement.

A ce stade, un autre personnage entre en scène, le promoteur de la cour spirituelle de Beauvais. A priori chargé d’instruire les affaires jugées par l’official, le promoteur joue ici un rôle fondamental car c’est lui qui a vu la bulle apostolique. Cette bulle, nous est-il dit, a été « donnée à Rome à Sainte Marie Majeure les […] 18 de novembre l’an de l’Incarnation de Notre Seigneur 1681 et le 6e du pontificat de Notre Saint-Père le pape Innocent XI […] et scellée en plomb sur la cordelette de chanvre ». On retrouve bien toutes les caractéristiques des bulles papales, notamment le sceau en plomb. Il est également intéressant de noter que lorsqu’Innocent XI a donné la bulle il ne se trouvait pas au Vatican mais à Sainte-Marie-Majeure, qui encore aujourd’hui constitue une possession extraterritoriale du Vatican et qui pouvait servir à cette époque encore de résidence papale.

Innocent XI – pape de 1676 à 1689
https://commons.wikimedia.org/

Le 31 décembre 1681, le promoteur et l’official se retrouvent pour prendre acte de la bulle dispensant du double empêchement Jean Dutemple et Charlotte Desvoyer et déclarer légitimes les enfants qui naîtront du mariage. Le 2 janvier suivant, le curé de Breteuil écrit à l’évêché que « depuis que Jean Dutemple et Charlotte Desvoyer de ma paroisse ont eu recours à une dispense […] ils n’ont causé aucun scandale et rien ne m’est apparu dans leurs déportements qui soit digne de reproche ». Enfin, le 17 janvier 1682 le mariage est célébré en l’église de Breteuil.

Relevons que leur premier enfant, un fils prénommé Constantien, sera baptisé le 7 novembre 1682, ce qui tend à prouver que, contrairement aux bruits qui circulaient sur leur compte, les « hantises » entre Jean et Charlotte étaient restées parfaitement chastes avant leur mariage.

Quelle épopée que ce mariage, de Breteuil à Rome ! Je me plais en conséquence à imaginer que lorsqu’il fallut pour Charlotte se choisir un troisième époux, quelque dix ans plus tard, elle prit garde que ce soit un homme avec qui elle n’avait ni lien de consanguinité, ni lien d’affinité ni compaternité ! Cela tomba sur le marchand de toiles Pierre Belette. Reste que pour moi, le prochain service d’archives à explorer est tout trouvé : les archives du Vatican, à la recherche de la bulle de 1681 !

****

L’essentiel de cet article est basé sur la cote G3422 mise en ligne par les archives départementales de l’Oise.

Merci à Estelle Rivet et Jean-François Viel pour leur aide au déchiffrage des écritures anciennes.