Au commencement de l’histoire – vraie – que je vais vous conter aujourd’hui, il y a un homme, mon ancêtre paternel Peter Potner (ou Pottner avec deux « t », mais j’adopterai la première orthographe dans la suite du présent texte).

Comme vous pouvez le déduire de la sonorité de ses nom et prénom, Peter n’est pas français. De ce fait, il est un peu plus ardu de connaître dans le détail le déroulement de sa vie. Les recherches généalogiques à l’étranger nous réapprennent à nous satisfaire de peu. Cela étant dit, je connais suffisamment d’éléments relatifs à Peter pour le situer dans le temps et dans l’espace.

Né vers 1769, il apparait pour la première fois dans les registres paroissiaux – en l’état actuel de mes connaissances – le 23 juin 1795, à l’occasion de son mariage, à Persenbeug. Il s’unit alors avec une jeune femme du même âge que lui approximativement, dénommée Maria Anna Tieffenbacher. Persenbeug est une paroisse située dans l’actuelle Basse-Autriche, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Vienne. En 1795, c’est une des nombreuses paroisses de l’Empire des Habsbourg, lequel deviendra au cours de la vie de Peter, à partir de 1804, l’Empire d’Autriche. La période est en effet très agitée pour l’Europe et en particulier pour l’Autriche. Ainsi, au cours des premières années du XIXe siècle, par suite notamment des victoires de la France napoléonienne qui culminent avec celle d’Austerlitz le 2 décembre 1805, le Saint-Empire-Romain-Germanique, vieux de plusieurs siècles, disparaît, et les Habsbourg doivent accepter de régner sur un ensemble géographique restreint. Au milieu de ces immenses bouleversements géopolitiques, la vie à Persenbeug semble, en apparence, s’écouler paisiblement. Il me faut mentionner ici que la paroisse de Persenbeug possède au moins une particularité de nature à la différencier d’autres paroisses alentour : située sur les bords du Danube, elle est surmontée par un imposant château. Longtemps propriété des Habsbourg, le château qui a une longue histoire, est en 1795 la propriété de la famille autrichienne Hoyos, avant de repasser dans le giron des Habsbourg à partir de 1800. L’empereur des Romains François II, le rachète alors pour en faire une résidence privée. Le château se transmettra ensuite de génération en génération jusqu’à nos jours, en passant notamment entre les mains du célèbre empereur François-Joseph. Le futur – et dernier – empereur d’Autriche, Charles, y verra même le jour en 1887. Mais tout cela nous conduit à une époque bien postérieure à la vie de Peter. Toutefois, si je m’attarde quelques instants sur l’histoire de cette bâtisse, c’est précisément parce que la vie de Peter en est indissociable.

Jakob Alt (drawer), Adolf Friedrich Kunike (lithographer), Adolf Friedrich Kunike (editor), Donau-Ansichten: Niederösterreich. Die Schlösser Persenbeug und Donaudorf, 1826 (year of publication), Wien Museum Inv.-Nr. 105081/79, CC0 (https://sammlung.wienmuseum.at/en/object/185304/)

Dès son mariage en 1795, on découvre que Peter habite au n°1 à Persenbeug. Or le n°1 correspond précisément au château. Cela s’explique par les fonctions exercées par Peter. Il est en effet le régisseur du château et plus globalement l’administrateur du territoire de Persenbeug et proches alentours.

Maria Anna Tieffenbacher donnera naissance à neuf enfants au château de Persenbeug, deux garçons et sept filles. Les deux garçons et une des filles mourront en bas âge, les six autres filles atteignant l’âge adulte, parmi lesquelles Theresia, née en 1804, dont je suis un descendant.

Si la vie de Peter Potner à partir de son mariage m’est donc globalement connue, surtout dans la mesure où il n’a plus jamais quitté le château de Persenbeug jusqu’à sa mort, sa jeunesse avant son mariage m’est presque totalement inconnue. Il est possible qu’il ait fait des études à Vienne et que ce soit lui que l’on croise dans le registre d’un établissement scolaire de la capitale. Toutefois à ce jour, il nous a été impossible – je dis « nous » car mon cousin autrichien généalogiste, descendant comme moi de Peter, n’a pas plus de succès que moi dans cette recherche – de connaître le lieu et la date précise de son baptême, a fortiori d’identifier avec certitude ses parents. Ce n’est pas faute d’avoir passé des heures à chercher, en particulier dans les registres des paroisses viennoises. Mais toutes ces recherches se sont provisoirement conclu par un échec. Peut-être Peter est-il natif de Bavière, ce qui est sûr au demeurant c’est qu’il n’est pas originaire de Persenbeug, ni même du voisinage.

Le château de nos jours. Le Danube coule toujours à ses pieds … https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Schlo%C3%9F_Persenbeug_-_panoramio.jpg

Nous avons tous, dans nos arbres généalogiques, quelques individus mystère dont nous ne parvenons pas à trouver l’origine exacte. Ainsi, dans mes recherches en Autriche, Peter est vraiment l’ancêtre sur lequel je bloque durablement, sans qu’il s’agisse pour autant d’une période très ancienne. Alors, comme il est un peu mon « poil à gratter », je relance régulièrement de nouvelles recherches sur lui, en tapant son nom dans le moteur de recherches de divers sites, espérant qu’un jour un indice émergera enfin. Parmi ces sites, il y eut un jour celui des Archives Nationales françaises, autrement dit la « salle des inventaires virtuelle » (SIV), bien connue des généalogistes. Quelle idée saugrenue, me direz-vous, de chercher un autrichien – un germanophone à tout le moins – dans les fonds des Archives Nationales françaises. A moins que ?

****

Le 4 octobre 1797, deux ans après le mariage de Peter mais à bonne distance de Persenbeug, un français, Henry François Vauthier, qui est sans doute approximativement du même âge que lui, se marie à une allemande, Albertine Hibler, à Landau (Landau in der Pfalz), dans l’actuelle Rhénanie-Palatinat. Il n’y a là rien de très étonnant quand on sait que Landau, aujourd’hui encore à 20 kms de la frontière française, faisait alors partie du territoire de la jeune Première République. La ville appartenait même déjà précédemment au Royaume de France depuis le traité de Westphalie en 1648. Néanmoins, la signature des époux au bas de leur acte de mariage rédigé en latin montre clairement leur différence d’origine, ne serait-ce que d’un point de vue linguistique. Ainsi, lui signe en français « Henry Vauthier », elle en allemand kurrentschrift « Alberdina Hiblerin ». Le rédacteur de l’acte est quant à lui plus hésitant, allant jusqu’à déformer le patronyme d’Henry, de Vauthier en Vauttieut ! Par ailleurs, si l’acte nous donne bien quelques détails sur la filiation d’Henry – fils de Joseph et d’Elisabeth Antoine – et son origine géographique – Chavant Surletant (sic) dans le Haut-Rhin, qui pourrait bien être Chavannes-sur-l’Etang – je n’ai pas retrouvé à ce jour son acte de baptême. A ma décharge, les registres paroissiaux de Chavannes-sur-l’Etang ne paraissent pas être disponibles en ligne et je n’ai donc pas pu réellement creuser le sujet. Si l’on trouve bien une famille qui pourrait correspondre, elle parait installée à Montreux-Château plus qu’à Chavannes-sur-l’Etang, deux communes néanmoins voisines l’une de l’autre. Toutefois, bien que Montreux-Château ait semble-t-il fait l’objet de relevés, je n’y ai non plus trouvé la trace du baptême d’Henry, pas plus d’ailleurs dans les arbres généalogiques disponibles en ligne et faisant mention de ladite famille. En tout état de cause, les recherches sont très certainement à approfondir dans cette zone géographique, à la limite des actuels Territoire de Belfort et du département du Haut-Rhin, le premier n’existant pas en tant que tel et appartenant au second à l’époque de la naissance d’Henry.

A Strasbourg, un peu plus de neuf mois après le mariage d’Henry et d’Albertine, Henry déclare la naissance de sa fille Marie Anne, survenue le 2 août 1798 dans ladite ville. La naissance a eu lieu au quartier des canonniers puisqu’Henry est caporal au 5e régiment d’artillerie à pied (RAP) dont Strasbourg est la ville de garnison.

Au cours des années suivantes, Henry Vauthier semble servir sans discontinuer au 5e RAP puisqu’on le retrouve toujours dans ce même régiment en 1805. Dans l’intervalle il est devenu sergent. Je ne connais pas précisément son parcours militaire et le détail des opérations auxquelles il a participé. Le 5e RAP est au moins impliqué dans l’Armée d’Italie en 1799 puis dans l’armée du Rhin en 1800. Est-ce le cas de la compagnie d’Henry ?

A défaut de le savoir, prenons quelques instants pour imaginer Henry, pour nous le représenter. Si je laisse ses caractéristiques physiques à votre imagination, faute d’éléments d’archives sur lesquels m’appuyer, il en va différemment de son uniforme militaire qui nous est connu de façon relativement précise. Il faut donc globalement imaginer un uniforme à forte dominante bleue, des pieds à la tête : pantalon, gilet, habit d’ordonnance, capote, tous bleu. Cet ensemble se complète dans la partie inférieure de l’uniforme, de guêtres, grises, qui ont pour fonction de protéger les jambes par dessus le pantalon, et de souliers. La tête est couverte d’un chapeau. Enfin, cette description sommaire serait bien sûr incomplète s’il n’était fait mention de l’armement d’Henry : un fusil, une giberne complète avec sa banderole (la giberne est une boite contenant les cartouches ; la banderole permet de porter la giberne en bandoulière), un sabre et son baudrier pour le ranger.

Henry doit porter un uniforme proche de celui du second soldat en partant de la gauche ci-dessus, de dos (moins les guêtres grises) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8426902d – vue 18

Cette description de l’uniforme d’Henry peut sans aucun doute s’appliquer à de nombreux autres soldats. Un élément, hors uniforme, le distingue cependant de bon nombre de ses compagnons d’armes. Henry Vauthier a en effet la particularité de se déplacer avec sa femme Albertine et sa fille Marie Anne. En effet, Albertine est vivandière. Le dictionnaire nous apprend qu’une vivandière est une personne autorisée à suivre l’armée pour vendre aux troupes des vivres et des boissons, en dehors de l’ordinaire, ainsi que des objets de première nécessité. En général, il s’agit de femmes qui suivent leurs maris soldats. Sans que je sache depuis quand Albertine exerce cette activité, il est fort probable que ce soit relativement concomitant à son mariage avec Henry Vauthier et cela expliquerait pourquoi elle vivait avec lui à la garnison de Strasbourg. L’activité de vivandière est réglementée et c’est Henry qui conserve précieusement sur lui la patente de vivandière de sa femme, dans un portefeuille en maroquin contenant également papiers de famille et billets d’argent prêté.

Pour les besoins de son activité de vivandière, Albertine se déplace avec une charrette couverte à deux roues, qui appartient au couple, de même que la plupart des éléments qui se trouvent sur la charrette. Il est possible que ce ne soit pas directement Albertine qui conduise la charrette mais plutôt un voiturier. Et, si ladite charrette permet d’abord d’entreposer divers effets et marchandises, la petite fille du couple peut aussi s’y s’assoir pendant les longues heures de marche de la troupe. L’essentiel de ce qui est transporté est constitué de vêtements : vêtements de femme bien sûr (robes, chemises, mouchoirs, tablier, brodequins, souliers, bas, bonnets montés) et quelques vêtements d’homme, principalement un rechange d’uniforme pour Henry (gilet d’ordonnance, guêtres, pantalon, gilets, bonnets de coton, bottes, culotte d’ordonnance). La charrette transporte biens sûr également des éléments spécifiques à l’activité de vivandière : barils d’eau de vie, fromage, tabac à fumer. Mentionnons encore que la famille Vauthier se déplace avec plusieurs éléments permettant de constituer un couchage : plumeau, oreillers, draps. Les éléments de plus grande valeur sont certainement constitués, outre les victuailles et le tabac déjà mentionnés, par de l’argent dont la plus grosse part est composée de pièces d’or de 20 francs pour un total de plusieurs centaines de francs, enfermés dans un coffre. Cet argent est sans aucun doute le fruit de l’activité de vivandière et constitue aussi ce qui permet de renouveler les diverses marchandises vendues. Au total, il y a sur cette charrette, à n’en pas douter, l’intégralité de ce que possède le couple Vauthier.

Une vivandière avec sa charrette … sans doute peinte par Victor Huen.
Trouvé sur https://cavaliers.clicforum.com/t124-Des-tenues.htm

Comme je l’annonçais précédemment, c’est en 1805, plus précisément à la mi-décembre de cette année, que l’on localise de nouveau assez précisément Henry Vauthier. Il se trouve alors à proximité de Persenbeug en direction de Krems. N’oublions pas que quelques jours plus tôt, le 2 décembre 1805, s’est déroulée la célèbre bataille d’Austerlitz, remportée par l’armée française. Persenbeug est situé à une distance d’environ 200 kilomètres du champ de bataille d’Austerlitz, toutefois même à pied il est tout à fait possible que ces 200 kilomètres aient été effectués depuis le 2 décembre. De plus, il semble que la 17e compagnie du 5e RAP, compagnie à laquelle Henry appartient à la mi-décembre et dont il est raisonnable de penser que c’était déjà le cas début décembre, soit impliquée dans la bataille au sein du IVe corps d’armée. Ainsi, l’hypothèse de la présence d’Henry Vauthier à la bataille d’Austerlitz, si elle n’est pas formellement attestée, reste du domaine du probable. Mais revenons-en aux environs de Persenbeug. Les combats sont pour le moment terminés et Henry est de garde aux voitures d’équipage de son détachement, relevant de la 17e compagnie du 5e RAP et commandé par le 1er lieutenant Cenay. Le territoire autrichien est sans doute alors le lieu de déplacements de troupes incessants et en tous sens. Cela explique pourquoi Henry se retrouve également à garder les voitures d’équipages d’un autre détachement commandé par le capitaine d’artillerie Herbunot et qui se rend à Vienne et fait alors route commune avec le détachement d’Henry. Dans la nuit du 25 au 26 frimaire an 14 (16-17 décembre 1805) Henry et son détachement passent la nuit à Persenbeug. Puis le 26 frimaire, tout ce petit monde reprend la route le long du Danube. Plusieurs chemins alternatifs se présentent parfois et il semble qu’aux alentours de la paroisse de Maria Taferl, le chemin qu’il est préférable d’emprunter, probablement pour des considérations de sécurité, soit trop étroit pour la charrette d’Henry et Albertine. Cette dernière et la jeune Marie Anne suivent certainement l’itinéraire principal. Quant à Henry, pour accompagner la charrette et son voiturier, il est contraint de prendre temporairement un autre itinéraire, et d’emprunter le « chemin de Krumnussbaum vers Thalheim ». Ce chemin présente l’inconvénient de passer à travers bois. Henry Vauthier y sera malheureusement assassiné par deux paysans autrichiens, qui volent en outre la charrette et tout son contenu. Quelles sont leurs motivations ? Haine de l’armée française occupante ou volonté d’accaparement ? Sans doute un mélange des deux. La tentative de vol de la charrette a pu mal tourner en raison de la résistance d’Henry, lui aussi armé. Le voiturier aura quant à lui la vie sauve.

Sur ce plan cadastral du début des années 1820 on peut voir en bas à gauche, dans la courbe du Danube, la paroisse de Persenbeug, et en haut à droite, celles de Krummnussbaum et de Kleinpöchlarn. Aggsbach se situe hors champ plus à droite encore, dans la direction de Vienne. https://maps.arcanum.com/

La collecte de diverses indications géographiques permet de situer approximativement le lieu de l’assassinat : entre Persenbeug et Aggsbach, sur la rive gauche du Danube, sur un chemin de Krumnussbaum vers Thalheim. J’ai par conséquent supposé qu’Henry avait été inhumé à proximité de là où sa vie avait pris fin dans les conditions que l’on connaît. En premier lieu, j’ai consulté les registres paroissiaux de la paroisse de Pöchlarn qui comprend notamment le lieu de Krummnußbaum en 1805. On y trouve bien la mention d’un soldat français mort et enterré à Krummnußbaum mais l’enterrement a eu lieu le 1er décembre 1805. Bien que le soldat français ne soit pas dénommé, il ne peut à l’évidence s’agir d’Henry Vauthier.

L’examen attentif des registres de la paroisse Maria Taferl ne donne pas plus de résultats. Finalement, en élargissant davantage la recherche, je trouve une mention qui attire mon attention dans le registre paroissial de Kleinpöchlarn, à la date du 19 décembre 1805. Bien qu’il y ait semble-t-il un décalage de 2 jours par rapport au jour de l’assassinat, il ne fait à mon avis aucun doute qu’il s’agit bien d’Henry Vauthier, compte-tenu du contenu de l’acte :

Le 19 décembre, un homme a été retrouvé assassiné dans la forêt près de Maria Taferl, non loin d’ici. Selon les autorités, il était dit vivandier car il transportait du sucre, des valises et de l’eau-de-vie dans une voiture et voulait suivre les troupes franco-bavaroises.

Entouré en noir, acte de décès anonyme dans le registre paroissial de Kleinpöchlarn, attribué par recoupements à Henry Vauthier.
https://data.matricula-online.eu/en/oesterreich/st-poelten/kleinpoechlarn/03%252F02/?pg=33
Entouré en rouge, lieu approximatif de l’assassinat d’Henry Vauthier, sur une carte actuelle disponible via https://data.matricula-online.eu/

Dès le 17 décembre 1805, la nouvelle de l’assassinat se répand assez vite dans le voisinage. C’est ainsi qu’un certain Potner, décrit comme le bailli de la seigneurie de Persenbeug, rédige une missive à l’attention du capitaine de district de Krems (Krems an der Donau / Krems sur le Danube). Pas de doute, il s’agit bien de mon ancêtre Peter Potner.

Après que le voiturier eut dénoncé ce crime, on arrêta non seulement celui-ci mais on en fit aussi part à la seigneurie de Pochlarn afin de découvrir les auteurs de ce crime. Dieu veuille que ce malheur n’ait pas de suite pour cette seigneurie ! On considère de son plus grand devoir d’en faire la dénonciation et de demander les ordres ultérieurs de conduite dans cette affaire. Persenbeug ce 17 octobre (sic) 1805 POTNER, baillif. Ce détachement d’artillerie [ndlr : celui d’Henry] arrivant apparemment le 18 décembre à Crems on envoye la lettre adressée au susdit détachement d’artillerie ainsi que le cheval sauvé, par le messager, dans le cas que ce dernier ne le rencontre en route.

Rédigée en allemand, la lettre parvient à Krems le lendemain 18 décembre. Elle est traduite en français deux jours plus tard par le capitaine de district à qui elle était destinée, certainement le baron Christoph von Stiebar. Ce dernier écrit à son tour le 19 décembre à Cenay, premier lieutenant du détachement auquel Henry Vauthier appartenait, pour lui transmettre la traduction du rapport de Potner et ajoute :

Vous pouvez être assuré que j’emploierai toute mon autorité à faire découvrir les auteurs de cet assassinat et les effets qu’ils ont sûrement emportés à cette occasion. Je vous prie cependant pour faciliter la recherche, de me communiquer le contenu de la voiture dévalisée et de me marquer votre adresse à Vienne afin que je puisse vous faire part du résultat de mes perquisitions.

A Vienne, le 2 nivôse an 14 (23 décembre 1805), Cenay écrit au général d’artillerie Lariboisière, commandant l’artillerie du IVe corps de la Grande armée dont relève le 5e RAP, et qui se trouve également à Vienne. Cenay lui relate l’assassinat d’Henry Vauthier et lui transmet les courriers de Peter Potner et du baron von Stiebar. Lui-même n’a pas de renseignement extrêmement précis sur le crime, principalement du fait de l’obligation de suivre l’avancée de son détachement. Il a en revanche prié le commandant d’armes de Krems, le commissaire des guerres et le capitaine de district « d’employer tous les moyens qui sont en leurs pouvoirs pour découvrir les auteurs de cet évènement malheureux ».

Le lendemain 3 nivôse an 14 (24 décembre 1805), toujours à Vienne, le conseil du régiment se réunit pour établir la liste des biens volés à Henry et estimer leur valeur, conjointement avec Albertine et le premier lieutenant Cenay. Le total de l’estimation s’élève à 1328,55 francs dont 170 francs pour des biens appartenant au gouvernement, essentiellement l’armement, et le reste, soit 1153,55 francs, au défunt. Les voleurs ont même volé jusqu’aux vêtements portés par Henry le jour de son assassinat ! Qui plus est, en plus de ses propres armes, Henry Vauthier transportait également celles d’un autre soldat resté malade en arrière. Tout a disparu. L’estimation et la liste des biens volés est sans aucun doute transmise au baron von Stiebar qui la réclamait pour mener plus efficacement l’enquête.

En effet, l’affaire n’en reste pas au général Lariboisière qui écrit à son tour au niveau hiérarchique supérieur, en la personne du maréchal Soult, commandant en chef du IVe corps d’armée. La lettre est datée à Vienne du 6 nivôse an 14, soit le 27 décembre 1805. Lariboisière y fait référence au courrier de Peter Potner (« cet assassinat est prouvé par un aveu du bailli de Persenbeug ») ainsi qu’à l’état estimatif des éléments volés à Henry Vauthier, notamment le contenu de sa charrette, ce qui signifie que cet état lui a également été communiqué.

J’ose vous inviter, monsieur le maréchal, à faire indemniser la veuve par les habitants de la seigneurie sur le territoire de laquelle le meurtre a été commis. Je vous prie aussi de décider si cette veuve n’a pas droit aux bienfaits que sa Majesté accorde aux veuves des militaires tués dans la campagne.

Il reste encore un échelon à gravir dans la hiérarchie, puisque l’affaire ne parait pas avoir été remontée jusqu’à l’Empereur en personne. Le 7 nivôse an 14 (28 décembre 1805), à Vienne, le maréchal Soult écrit au ministre de la guerre pour lui exposer brièvement l’affaire et transmettre la requête d’indemnisation d’Albertine formulée par Lariboisière. L’avis du maréchal est clair :

Cette réclamation me parait d’autant mieux fondée que le capitaine du cercle [i.e. le capitaine de district] a lui-même constaté le délit et qu’il annonce dans le procès-verbal dressé par lui à ce sujet qu’il a ordonné des recherches pour en découvrir les auteurs et les faire punir. Je prie votre Excellence de vouloir bien me faire connaitre ses intentions à cet égard.

C’est finalement le major général qui est amené à prendre connaissance du courrier pour le ministre de la Guerre et à statuer sur le cas. Le major général communique sa décision à l’intendant général d’Autriche, Pierre Daru, par courrier daté du 8 nivôse an 14 (29 décembre 1805) à Schönbrunn. Oui, il faut donner 1500 francs à la veuve d’Henry Vauthier. Reste à déterminer d’où tirer la somme. Le major général propose à Pierre Daru « de mettre une imposition de ladite somme de 1500 francs sur l’arrondissement où l’assassinat a été commis » tout en laissant le soin à Pierre Daru de juger de la faisabilité d’une telle « contribution extraordinaire ».

Au terme de cet échange épistolaire qui nous a mené de Peter Potner à Pierre Daru, il est temps de s’interroger sur le sort d’Albertine et de sa fille.

Revenons quelques jours en arrière lorsque le conseil du régiment avait dressé la liste des biens volés à Henry Vauthier. De fait, il s’agissait aussi de ce que possédait Albertine, laquelle, en plus de la perte de son mari, se retrouve donc privée de tout ce qui lui permettait d’exercer son activité de vivandière auprès de la troupe. Alors, faute de mieux, les officiers de la 17e compagnie du régiment lui délivrent un certificat ainsi libellé : « Nous […] certifions à tous ceux qu’il appartiendra que Mme Albertine VAUTHIER, née HIPLER à Landau, département du Bas Rhin […] a non seulement professé une bonne conduite mais que dans toutes les circonstances elle s’est rendue utile soit aux officiers soit à la troupe et qu’elle a mérité leur estime et leur attachement. Certifions en outre qu’elle est mère d’une fille de 8 ans, et que sa position est telle qu’elle n’a d’autre ressources que celles qu’elle ose espérer de la bienveillance du gouvernement. ».

Albertine a-t-elle finalement été indemnisée ? Nul ne le sait.

On la retrouve un peu plus de deux ans plus tard, à Landau, sa ville d’origine, dans laquelle sont publiées les 13 et 20 mars 1808 les publications de son remariage avec un autre militaire, Thomas Ducrot. Toutefois, le mariage n’a pas lieu dans la foulée, peut-être en raison du fait que Thomas Ducrot est dans les armées, et ce ne sera que le 18 mai 1814, soit six ans plus tard, à Sougères-en-Puisaye dans l’Yonne, que les promis s’uniront officiellement, non sans qu’il ait été nécessaire de renouveler les publications à Sougères les 8 et 15 mai précédents.

Marie Anne Vauthier, fille d’Henry et d’Albertine, se marie quant à elle quelques années plus tard, dans la même commune de Sougères-en-Puisaye, le 14 février 1821, avec Pierre Desnoyers, un cultivateur, ex sergent de la légion de l’Yonne.

Ni l’acte de remariage d’Albertine, ni l’acte de mariage d’Anne Marie, ne précisent la date et le lieu de la mort d’Henry, se contentant d’indiquer qu’il est alors décédé.

****

A la fin des années 1950, un fonds dit « fonds Daru » est déposé aux Archives nationales. Par la suite inventorié et partiellement numérisé, le fonds Daru se compose de plus de 300 cartons et couvre une période temporelle allant de 1709 à 1899. Cela donne une idée de la masse de documents concernés et de l’amplitude temporelle couverte. On distingue deux principaux sous-ensembles composant le fonds, d’une part les papiers de Pierre Daru (1767-1829), pendant un temps l’intendant général d’Autriche que nous avons mentionné précédemment, d’autre part les papiers de Napoléon Daru (1807-1890), fils aîné du précédent.

C’est ainsi que soixante-dix ans plus tard, une simple recherche sur le nom de mon ancêtre Peter Potner dans la SIV m’a permis de découvrir cette affaire. Il m’est ainsi possible d’évoquer la mémoire d’un soldat français mort assassiné en 1805 en Autriche d’une part, de découvrir mon ancêtre Peter Potner dans une situation en prise directe avec ses responsabilités, à une époque troublée, d’autre part. Si ces quelques papiers dans la masse du fonds Daru permettent donc de contextualiser la vie de mon ancêtre davantage que les formules toujours répétées à l’identique des actes paroissiaux, ils sont aussi à ma connaissance la seule clé permettant de redonner une identité au soldat français inhumé à Kleinpöchlarn un jour de décembre 1805. Peut-être un registre matricule militaire existe-t-il pour Henry Vauthier, mais je ne l’ai pas trouvé à ce jour. Encore faudrait-il d’ailleurs qu’il soit suffisamment précis pour nous conduire à Kleinpöchlarn. L’état civil en tout cas paraît être resté désespérément muet quant à la destinée d’Henry Vauthier, comme je le mentionnais précédemment.

En conclusion, les fonds d’archives sont complémentaires, n’hésitons pas à les interroger, même quand la recherche nous parait à première vue incongrue comme par exemple de rechercher dans les archives françaises un homme ayant vécu une grande partie de sa vie, si ce n’est toute sa vie, en Autriche. Les vicissitudes de notre Histoire sont propices à ce genre de découvertes inattendues.